Le dixième art soulève continuellement les passions les plus exacerbées, parfois paroxystiques. Alors que le cinéma, la photographie, la radiodiffusion et la télévision, contemporains au même sens, sont largement considérés comme arts à part entière, le jeu-vidéo ne l'est toujours pas. Quelles en sont les raisons ?
Le sentiment du monde
Il y a peu, Gameblog mettait en place une immense couverture médiatique, à la hauteur de l'attente suscitée, en l'honneur de "Final Fantasy XV", une des plus grandes arlésiennes du jeu-vidéo.
En première ligne, Julien Chièze s'est donné corps et âme pour faire de la sortie de la nouvelle production de Square Enix un événement majeur. Tout a été réfléchi et fait pour détailler, en douceur, la ligne éditoriale du site, et expliquer la manière dont la critique finale allait s'articuler.
Pourtant, malgré toutes les précautions, et nonobstant les incroyables efforts réalisés pour offrir aux lecteurs les informations les plus justes et exhaustives possibles, une partie de la communauté s'est sans attendre mise en branle-bas de combat, prête à utiliser n'importe quelle actualité pour dégainer son argument ultime : Gameblog serait dirigé par une équipe incompétente, et par-dessus toutes les ignominies, vendue.
Que nenni ! Je souhaite parler à cette frange du public, et par extension adresser à Julien et à la rédaction tout le bien que je pense d'eux. La ligne éditoriale du site est simple, claire, concise : le jeu-vidéo est un art, et il doit être célébré comme tel. C'est pourquoi il arrive que, sur certains titres, les journalistes notent très bien un jeu, aux dépens d'un autre. Tout se décide à l'aune d'un seul paramètre ; le ressenti emporte-t-il et surpasse-t-il tout - notamment les défauts - sur l'autel ultime du jugement critique ?
En ayant dit cela, je peux véritablement débuter ma tribune, où sera faite l'éloge de l'émotion, de la passion et de la poésie dans notre art préféré à tous, le jeu-vidéo.
Inferno, Purgatorio, Paradiso, de la divine comédie de la technique au céleste enchantement du plaisir
Allons ensemble dans cette aventure, et plongeons sans plus attendre dans le monde fascinant du débat d'opinion. En premier lieu, il faut aplanir les dissensions, et cela se fait en redéfinissant l'art en tant que tel, puis le jeu-vidéo comme subdivision de cet art.
L'art est une activité délibérément humaine, et s'adresse aux sens, aux émotions, aux intuitions et à l'intellect. Sans fonction pratique définie, inutile, l'objectif principal est d'atteindre le beau, et en cela, l'art s'oppose à la nature et à la science, conçues respectivement comme puissance produisant sans réflexion et comme pure connaissance indépendante des applications. Le jeu-vidéo, quant à lui, est un art impliquant une interaction humaine avec une interface générée par un retour visuel sur un dispositif électronique. Il s'agit en fait d'agir et de percevoir les conséquences de ses actes sur l'environnement proposé.
En cela, il est possible de remarquer qu'avant tout, le dixième art fait ressentir des impressions, des sensations, des sentiments. Comme l'art en tant que généralité, le jeu-vidéo n'a aucune utilité réelle, à part celle de jouer, de procurer du plaisir. À ce titre, à la manière d'un Julien Chièze débordant d'enthousiasme, je lance un appel solennel à la communauté : portons le jeu-vidéo au même niveau que le cinéma, la photographie, la littérature, la sculpture, la musique ou la danse. Intronisons notre passion au panthéon de l'admirable, du remarquable, du merveilleux, du flamboyant, de l'éclatant, du somptueux, du sublime, du féérique, de l'exquis, du divin !
Tel un Jean-Jacques Rousseau à la belle époque, celle du contrat social, transcendons les différends et passons de l'état de nature à l'état nouveau.
Le proche et le lointain
En effet, le monde jeu-vidéo est traversé par d'impitoyables vents contraires. Pour vulgariser, deux visions s'opposent, et elles en tout le loisir et surtout, le droit. Il existe une partie des joueurs qui privilégie l'aspect technique dans une oeuvre vidéoludique. Pour eux, un jeu ne peut être considéré comme bon s'il ne remplit pas de manière exhaustive un précis cahier des charges purement analytique. De la qualité des graphismes à la distance d'affichage, de l'absence souhaitée d'aliasing et de clipping, du comportement des personnages non-jouables dans un monde ouvert à la perfection du mouvement de la caméra, de la présence d'une infinité de quêtes annexes à l'exigence d'un gameplay aux petits oignons, rien ne doit être laissé au hasard, car rien n'est épargné. C'est pour cela que des oeuvres comme "Final Fantasy XV" très récemment, ou "The Order: 1886" et "Lost odyssey" pour remonter plus loin dans le passé, ont pu être vertement critiquées, ayant trop de défauts techniques gâchant prétendument l'expérience globale. Ce n'est qu'avec le temps, la nostalgie aidant, que des jeux comme "Lost odyssey" sont devenus cultes et appréciés du plus grand nombre.
Dire cela, faire cela, s'adonner à cela, c'est oublier une composante essentielle du jeu-vidéo ; la narration. À l'évidence, le jeu-vidéo est, d'après moi, l'art le plus puissant dans l'expérience qu'il procure, car c'est le seul qui permette d'y participer, pleinement. En ce sens, la narration joue un grand rôle. Elle est censée entraîner le joueur dans une odyssée fictionnelle dont il sera en même temps le spectateur et le personnage principal. Cette complexité est au centre même de l'opinion que la seconde vision du jeu-vidéo porte : celle de la poésie. Comme quoi, posons-nous la question : les meilleurs jeux de notre enfance n'étaient-ils pas aussi bourrés de défauts ? Pourquoi pouvons-nous aller au-delà de cet écueil mais ne pas le faire de nouveau aujourd'hui ?
Apologie de l'élégance et appel à la liberté des sentiments
Un jeu-vidéo, quel qu'il soit, n'est pas seulement la promesse d'une claque visuelle, mais aussi une invitation à l'aventure, à l'oubli de soi dans un tourbillon de sensations. Il arrive parfois, et la rédaction de Gameblog a avancé l'argument avec "Final Fantasy XV", que l'histoire d'un jeu soit si forte, si entraînante, si éblouissante qu'elle occulte les défauts bassement techniques dans un maelström pourfendant les clivages, pour en arriver à un consensus universel. Ce genre de jeu, "The last of us" en tête pour mon expérience personnelle, ne peut faire autrement que bénéficier d'une bonne critique. Dans le jugement d'un jeu par la presse, qui oriente quoiqu'on en dise l'avis de ses lecteurs, il faut prendre en compte la globalité de l'oeuvre. C'est à dire, pour débuter, ne pas oublier qu'une expérience, aussi mauvaise que bonne, est le fruit d'un travail long d'années de la part de développeurs, de scénaristes et d'artistes avant tout passionnés, désintéressés, et ayant la volonté tellement belle et altruiste de simplement partager. Ensuite, il faut bien entendu juger, professionnellement, la qualité technique. Enfin, et c'est là l'important, il faut se poser la question suivante : quel sentiment laisse le jeu ? Laisse-t-il un goût d'inachevé, ou au contraire a-t-il bouleversé votre conception de la narration au point de ne garder que cela au final ? Si vous retenez la seconde option, c'est qu'il vous faut vous élever au-delà des disputes habituelles pour, comme l'a fait Julien, magnifier l'élégance plutôt que la platitude, la grâce plutôt que l'insignifiance.
"Hey Max, a guy gets on the MTA here in LA and dies... Think anybody'll notice ?"
La citation que j'utilise ici, tirée du film "Collateral" de Michael Mann (2004), résume à merveille l'impasse dans laquelle se trouve le jeu-vidéo, de laquelle des acteurs comme Julien Chièze essaient de sortir. Pour gagner, de manière définitive, la considération de tous et consacrer le jeu-vidéo à la place qui lui est dûe, celle d'un art à part entière, il faut absolument dépasser nos désaccords. Il est parfaitement normal de débattre, de cliver. Ce n'est pas sur ce point que j'axe mon argumentation. Il est même sain que tout le monde ne pense pas comme la rédaction de Gameblog et moi-même, car cela nous aidera à avancer tous dans la bonne direction, celle de l'évolution vers une réflexion meilleure. Non, ce que je veux dire in fine, c'est cela : arrêtons de nous critiquer les uns les autres sur nos points de vue ; acceptons-les. Toutes les critiques à l'encontre du test de Julien sur "FFXV" l'ont tristement montré : l'on a préféré retenir sa ligne éditoriale plutôt que ses arguments écrits. Il ne sert à rien de se livrer à une guerre de légitimité de vision, mais simplement à un débat sur le fond.
Laissons la forme à la liberté de chacun, et concentrons-nous sur l'essentiel.
“It's a dangerous business, Frodo, going out your door. You step onto the road, and if you don't keep your feet, there's no knowing where you might be swept off to.”
Pour finir, je souhaiterais citer l'écrivain Jean-Edern Hallier puis le cinéaste Alain Robbe-Grillet. La relation entre leurs deux citations est si saisissante qu'on pourrait croire qu'ils les ont dites lors d'une discussion.
-"Il existe aussi une liberté vide, une liberté d'ombres, une liberté qui ne consiste qu'à changer de prison, faite de vains combats entretenus par l'obscurantisme moderne et guidés par le faux-jour".
-"La liberté ne peut pas être une institution. La liberté n'existe que dans le mouvement de la conquête de la liberté."
Bien à vous, et vive la passion du jeu-vidéo.
À Julien Chièze, à toute la rédaction de Gameblog, merci pour tout.